Tenir compte des temps passés, présents et futurs

« Élargir ou du moins préserver les champs des possibles des êtres vivants » n’équivaut pas à « élargir ou du moins préserver les champs des possibles des vivants ». La seconde formulation, qui a été écartée, se limite aux vivants, c’est-à-dire à ceux qui sont présentement en vie ; la première formulation, qui est celle retenue, s’intéresse aux champs des possibles des êtres vivants, que ceux-ci soient présentement en vie, qu’ils soient décédés ou qu’ils ne soient pas encore en vie. Qu’ils soient morts, en vie ou à naître, les êtres vivants sont associés à des champs des possibles qu’il importe de prendre en considération (voir, en particulier, la définition du champ des possibles des morts).

De ce fait, la règle de conduite tient compte des temps passés, présents et futurs dès lors qu’il y existe des êtres vivants. Elle invite à tenir compte du passé, du présent et du futur dans toute prise de décision quant à une transition active ou passive. Elle amène celui qui l’a adoptée à se poser des questions : telle transition limite-t-elle le champ des possibles d’un ou des êtres qui nous ont précédés ? Restreint-elle le champ des possibles de ceux à naître ? Si oui, la restriction est-elle justifiée au regard des possibles qu’elle préserve ou qu’elle ouvre, à court, moyen ou long terme ? La restriction pourra-t-elle être levée ? Ou compensée ?

À titre d’exemples de transitions restreignant le champ des possibles des morts, citons les transitions suivantes : en tant que transitions actives (actions), détruire le testament d’un mort avant son exécution ; éliminer tous les descendants d’un être vivant ; détruire les œuvres du mort quelle qu’en soit la nature (habitats, monuments et autres bâtiments, écrits, dessins et peintures, organisations humaines...) ; en tant que transitions passives, laisser se détériorer et disparaître des œuvres du passé ; rendre inhabitable, par sa passivité, un lieu qui a été rendu habitable par ses ascendants, y compris si le lieu en question a l’échelle d’une planète.

À titre d’exemples de transitions ayant des conséquences sur les générations futures, citons les actions ou les absences d’actions en matière de contrôle des émissions humaines de CO2 à la surface de la Terre, les transitions actives ou passives conduisant à l’extinction d’une espèce voire à des extinctions de masse, et le développement ou l’élimination d’armes de destruction susceptibles d’annihiler de nombreux êtres vivants, voire des écosystèmes (armes bactériologiques ou virologiques, armes exploitant la fission nucléaire, gaz neurotoxiques...).

Décider d’entreprendre des voyages de très longue durée vers d’autres corps célestes nécessite également de s’intéresser aux champs des possibles de ceux à naître. Pensons à des expéditions spatiales si longues que seuls des descendants des premiers voyageurs atteindront la destination choisie, tandis que les premiers voyageurs mourront de vieillesse en chemin. En prenant la décision d’embarquer dans un vaisseau spatial adapté, les voyageurs modifient leurs propres champs des possibles, entre autres en modifiant de façon sensible leurs lieux de vie (par exemple en passant d’une vie à la surface d’une planète à une vie dans un espace vraisemblablement plus restreint mais susceptible d’assurer l'autosuffisance d’une communauté d’êtres vivants sur plusieurs décennies voire sur plusieurs siècles, dans l’espace, à l’image de cylindres O’Neill ou de tores de Stanford).

Cependant, leur décision est une décision qu’ils imposent à leurs descendants ou successeurs, qui ne pourront guère choisir leur destination ou quitter le vaisseau spatial qu’ont rejoint leurs ancêtres, sauf à ce que le vaisseau puisse être réorienté, dispose d’autres moyens de transport ou passe à proximité d’autres espaces habitables ou d’autres vaisseaux. Ainsi, les premiers voyageurs prennent la décision de s’enfermer et d’enfermer d'autres êtres vivants, pour plusieurs générations, dans un espace en mouvement vers une destination fixée, difficilement modifiable. Ils prennent également la décision d’exposer d’autres êtres vivants aux périls d’un voyage spatial à très long terme. À ce titre, leur décision restreint les champs des possibles de ceux qui naîtront et mourront dans les limites du vaisseau. En revanche, elle pourrait ouvrir les champs des possibles de leurs descendants, comme des descendants des autres êtres vivants embarqués, qui pourront vivre sur d’autres planètes, dans d’autres biosphères, existantes ou à créer.

Par conséquent, les premiers voyageurs devraient évaluer avec soin les effets de leur souhait d’embarquer sur les champs des possibles de tous les êtres vivants concernés, tant vivants qu’à naître. Or, ajoutés les uns aux autres, les effets identifiés pourront être globalement néfastes, acceptables ou prometteurs, en fonction de divers paramètres, pour certains modifiables, pour d’autres non : nombre de personnes, taille du vaisseau, sécurité alimentaire des voyageurs, caractéristiques de la planète de destination...

Référence
PL 113
Table des révisions :
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Finalisation d’anciennes réflexions sur la portée temporelle de la règle de conduite principale, en particulier les 30/07/2019, 31/07/2019 et 12/09/2019

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3,00 heures

Réécritures mineures et mise en ligne du texte ; ajout d’exemples de transitions affectant les champs des possibles des morts et de ceux à naître, en complément de l’exemple historique sur les voyages interstellaires ; dans la définition du possible, renoncement à l’opposition entre transitions voulues et transitions subies, dans la mesure où une transition passive peut être acceptée voire choisie (se laisser tuer, par exemple)