Tenir compte des champs des possibles des morts

Qu’est le champ des possibles d’un mort ? En premier lieu, le champ des possibles d’un être vivant désormais mort peut inclure les champs des possibles de ses éventuels descendants, sur une ou plusieurs générations, si l’être vivant a mis en œuvre la dernière caractéristique retenue dans la définition du vivant, à savoir se reproduire. Ceci étant, les champs des possibles de tous ses descendants présentement vivants sont nécessairement pris en considération, en tant que champs des possibles d’êtres vivants effectivement vivants, si bien que les inclure dans le champ des possibles de leur ascendant mort n’a rien de nécessaire.

Toutefois, un être vivant ne laisse pas derrière lui que ses éventuels descendants, nouveaux êtres vivants qui constituent de nouvelles réalités internes (pour eux-mêmes) ou une nouvelle réalité externe (pour leur ascendant) ; de son vivant, l’être vivant a nécessairement transformé sa réalité externe, au moins en y prélevant des intrants et en y expulsant des extrants ; par sa mort, il continue à la transformer par la décomposition de son organisme et sa réutilisation par d’autres êtres vivants. À ce titre, l’être vivant désormais mort a modifié les champs des possibles des êtres vivants qui partagent ou partageront son milieu de vie. Il a pu le rendre plus favorable à la vie en général ou à certains êtres vivants en particulier, dont ses descendants ; il a pu y créer des habitats réutilisables par d’autres, lesquels peuvent être vus comme des ressources ou comme des moyens d’économiser des ressources ; plus généralement, il a pu enrichir son milieu de vie en certaines ressources et y épuiser d’autres ressources ; de façon certaine, par sa mort, il l’enrichira des ressources que constituent ses restes.

En outre, un être vivant peut avoir engagé des transitions actives (actions) ou être engagé dans des transitions passives qui sont encore en cours à sa mort et qui se poursuivront jusqu’à leur terme, si bien qu’elles modifieront la réalité dans laquelle vivent d’autres êtres vivants, au-delà de sa propre mort.

Enfin, un être vivant peut avoir communiqué à d’autres êtres vivants tout ou partie de ses observations, de ses interprétations et de ses idées de possibles, soit de façon directe (par des paroles ou plus généralement par des signes immédiatement interprétables par leurs destinataires), soit de façon indirecte (en créant des artefacts tels que des objets éventuellement pourvus de pictogrammes, des inscriptions sur des surfaces, des livres, des enregistrements audio ou vidéo...). Dans un cas comme dans l’autre, les champs des possibles d’autres êtres vivants en sont élargis dès lors que d’autres observations, d’autres interprétations et d’autres idées de possibles leur deviennent accessibles, fût-ce de façon latente. L’existence d’artefacts porteurs d’observations, d’interprétations ou de possibles à l’état d’idées modifient les champs des possibles des êtres vivants qui peuvent en prendre connaissance, au moins parce qu’ils ont la possibilité d’en prendre connaissance, et sans doute davantage s’ils en prennent effectivement connaissance, dans l’objectif d’enrichir les observations, les interprétations et les idées de possibles qu’ils peuvent mobiliser pour concevoir et mettre en œuvre des possibles.

Dans tous les cas envisagés – (i) possibles des descendants du mort ; (ii) possibles liés aux transformations que l’être vivant a apportées à sa réalité externe, de son vivant ou par sa mort ; (iii) possibles résultant des transitions actives ou passives encore en cours à sa mort ; (iv) possibles liés aux observations, aux interprétations et aux idées de possibles que l’être vivant transmet à d’autres, de son vivant ou au-delà de son vivant –, les champs des possibles d’êtres réellement vivants ou à naître sont modifiés. Dans ces conditions, est-il nécessaire de définir et de tenir compte des champs des possibles des morts ? Tenir compte des modifications des champs des possibles des êtres vivants ou à naître, c’est déjà tenir compte des possibles affectés par les morts.

Pour autant, tenir compte du champ des possibles des morts me semble utile pour penser le long terme et notamment pour construire et mettre en œuvre des projets s’étendant sur plusieurs générations, à l’image de fondations, de sociétés, de projets civilisationnels, de projets de création et de gestion de biosphères... Ainsi, selon Edmond Burke, plus qu’un contrat social entre les vivants, la société est un partenariat entre les vivants, les morts et ceux à naître : « comme il ne suffit même pas d’un grand nombre de générations pour permettre à une telle association d’atteindre à ses fins, [la société] devient une association non seulement entre les vivants mais entre les vivants et les morts et tous ceux qui vont naître » [Burke, 1790].

À plus petite échelle, exécuter les dernières volontés de quelqu’un ou rendre un culte à des morts, c’est prolonger le champ des possibles d’un être vivant au-delà de sa mort, dans le premier cas en mettant en œuvre des possibles qu’il a souhaités (répartir son héritage, c’est-à-dire ses ressources ou ses avoirs, léguer ses fonds, donner ses organes, donner son corps à la science, à l’enseignement et à la recherche, être incinéré ou être enterré...), dans le second cas en gardant à l’esprit tout ou partie des vies réelles ou fantasmées des morts, en entretenant des sépultures plus ou moins durables, en pratiquant des rituels funéraires, etc., si bien que les morts continuent à influer, volontairement ou non, sur les vivants. Se remémorer des vies passées, en particulier, équivaut à apprendre et garder à l’esprit des observations, des interprétations et des possibles.

Tenir compte du champ des possibles des morts peut encore éclairer des discussions sur les frontières entre la mort et le vivant, qu’il s’agisse de mettre en œuvre des dispositions des vivants quant à leur fin de vie (assistance au suicide, euthanasie, soins palliatifs...) ou quant à leur réanimation, de préciser les possibles d’un être en état de mort cardio-respiratoire, de mort cérébrale, de mort clinique, de mort légale ou de mort physiologique, ou de discuter du cas-limite des êtres humains optant pour la cryogénisation dans l’espoir d’être ressuscités ou ramenés à la vie grâce à d’hypothétiques progrès des sciences et des techniques de cryoconservation et de réanimation.

Référence
PL 112
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Premiers écrits sur les possibles résiduels d’un être vivant mort, dans le cadre d’améliorations de paragraphes antérieurs sur la portée temporelle de la règle de conduite « Élargir ou du moins préserver les champs des possibles des êtres vivants »

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Rédaction et publication d’un texte plus complet ; scission entre la définition du champ des possibles d’un mort et d’autres paragraphes relatifs à la portée temporelle de la règle de conduite ; ajout de liens internes vers les pages des définitions déjà publiées ; préparation d’un résumé ; insertion dans la taxonomie UDC des items ‘39 - Anthropologie culturelle’ et ‘393 - Mort’